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“L’exploitation minière intensive du Toit du monde profite aux Chinois, pas aux Tibétains”
VERHEST SABINE Publié le lundi 30 mai 2016
Du cuivre, de l’or, de l’argent et bien d’autres minerais : si l’exploitation minière se révélait plutôt artisanale jusqu’ici sur le haut plateau tibétain, il en ira tout autrement à l’avenir puisque le plan quinquennal chinois, actuellement en vigueur, y prévoit des investissements massifs dans le secteur. “La Chine a identifié deux secteurs piliers de l’économie permettant de transformer le Tibet, source de coûts, en une source de revenus : le tourisme de masse et l’exploitation minière.” Non sans “conséquences sociales et environnementales dévastatrices”, soulève le chercheur australien Gabriel Lafitte, auteur de l’ouvrage “Spoiling Tibet. China and Resource Nationalism on the Roof of the World” (Zedbooks Asia Arguments). Entretien.
Quelles en sont les richesses principales et le coût de l’extraction en fait-il une activité rentable
La Chine sait de longue date que le Tibet est riche en minerais, mais ce n’est que récemment que les géologues chinois ont pu établir exactement l’ampleur des gisements et l’exploitation qu’on pouvait en faire. Il y a 80 millions de tonnes de cuivre et 2000 tonnes d’or à extraire du plateau tibétain, ce qui représente 750 milliards de dollars aux prix actuels du marché. L’exploitation pourra prendre vingt ou trente ans, mais ce sera une industrie très rentable. Le moment est décisif pour le Tibet.
L’exploitation des ressources se fait pourtant déjà. Les Tibétains ont d’ailleurs eux-mêmes une tradition en la matière…
En effet, mais leur exploitation se fait de manière prudente et à une échelle très modeste. Ces trente dernières années, l’exploitation était surtout le fait de mineurs chinois, des paysans pauvres venant de la province du Sichuan, qui opéraient de manière artisanale. On peut assimiler ce phénomène à une ruée vers l’or, complètement hors de contrôle, techniquement illégale, mais très répandue. Les méthodes d’extraction se sont révélées ravageuses pour l’environnement et, en particulier, les rivières. Car ils utilisent des explosifs, du mercure, des tractopelles pour littéralement “mâcher” le terrain, au détriment des pâturages. Et les Tibétains ne peuvent rien dire : dès qu’ils manifestent, quelles que soient leurs raisons, c’est immédiatement vu comme une menace contre la souveraineté nationale et l’intégrité territoriale de la Chine. Si nous sommes actuellement à un tournant – depuis trois, quatre ans -, c’est parce qu’on est désormais passé à une industrie d’une ampleur complètement différente.
Quelles sources d’énergie peut-on trouver au Tibet ?
Du pétrole et du gaz. Le pétrole a été extrait et exporté vers le centre de la Chine ces 25 dernières années. Plus récemment, les Chinois ont découvert du gaz, qu’ils acheminent par pipelines.
De l’uranium ?
Il y a des gisements d’uranium, que la Chine a exploités par le passé de manière très malpropre, laissant beaucoup de déchets radioactifs. Mais si l’on s’intéresse à l’énergie, on doit aussi mentionner le potentiel hydroélectrique. La Chine planifie la construction d’un nombre extraordinaire de barrages et de centrales. Ce qui est d’ailleurs directement lié à l’exploitation minière : pour extraire une tonne de cuivre, vous devez excaver cent tonnes de roche, les réduire en poudre, les cuire et les traiter chimiquement; ce processus est particulièrement énergivore.
La population tibétaine profite-t-elle des retombées de l’exploitation minière ?
C’est l’aspect triste de la situation : les Tibétains ne prennent part ni à la ruée vers l’or à petite échelle de ces trente dernières années, ni à une exploitation industrielle telle qu’on la voit se développer depuis peu. Le langage de l’exploitation est chinois, les compagnies sont chinoises, la main-d’œuvre qualifiée est chinoise. Les Tibétains ne jouent aucun rôle, ils ne touchent pas de royalties ni de compensations pour la perte de leurs terres. Ils n’ont pas de formation, pas d’emploi. Mais ils doivent supporter les coûts environnementaux de l’exploitation, qui est réellement dangereuse, notamment parce que les gisements se trouvent très près des rivières. À partir du moment où vous devez pelleter cent tonnes de roche pour obtenir une tonne de cuivre, cela signifie que nonante-neuf tonnes, qui plus est traitées chimiquement, resteront sur place pour toujours. Qui va en porter la responsabilité ? Il existe, sur papier, de bonnes lois environnementales mais elles ne sont pas mises en œuvre comme elles le devraient. Les mines sont gérées par des intérêts puissants et interconnectés. Certaines, de plus petite taille, le sont par les autorités locales. Dès lors, si vous rencontrez un problème, où allez-vous vous plaindre ?
Le titre de votre livre, “Spoiling Tibet”, évoque la détérioration du toit du monde. Qu’est-ce qui, outre l’exploitation minière intensive, vous inquiète ?
Le Tibet n’est pas encore détérioré jusqu’à avoir atteint un point de non-retour. Mais la politique chinoise sur plusieurs décennies a complètement modifié la logique de la terre. Il était possible pour des êtres humains de vivre au Tibet parce que ces êtres humains ont compris qu’il était essentiel d’être mobiles. C’est ce que la Chine, qui n’avait historiquement aucune expérience dans l’administration des prairies des hauts plateaux, n’a jamais compris. Elle entretient le préjugé selon lequel les nomades sont juste en train de vagabonder, d’errer avec des animaux, de vivre comme des animaux. Mais c’est elle qui amène les nomades à devoir vivre comme des animaux, entourés de clôtures, sans liberté de circuler, obligés d’aller où on leur enjoint d’aller. Ceux qui ont été réinstallés, sédentarisés, se sont appauvris et se retrouvent maintenant complètement dépendants de l’État. C’est pathétique. Il ne s’agit pas pour moi d’entretenir le cliché d’un Shangri-La, d’avoir une vision romantique sur les nomades, de les considérer comme les dernières personnes libres sur terre. Le fait est que, traditionnellement, les nomades étaient considérés comme de vrais Tibétains, ils étaient les mieux nantis. Maintenant, ce sont les plus pauvres, considérés comme ignorants, arriérés, analphabètes – même par les Tibétains. C’est un changement complet de perception.
Les communistes chinois prétendent que c’est précisément pour leur permettre l’accès à la santé, à l’éducation qu’ils les amènent à se fixer aux abords des villes…
Tout Etat moderne se doit d’offrir ces services importants à ses populations. Mais il n’y a, pour cela, aucune raison de les centraliser et d’obliger tout le monde à vivre en ville. On peut donner accès à l’éducation en utilisant les technologies et moyens de télécommunications modernes, comme cela se fait en Australie. Or, au Tibet, on ferme de nombreuses écoles primaires des zones reculées pour centraliser l’enseignement dans de grands établissements urbains. En un certain sens, la Chine revient sur une politique passée qui était plus progressiste.